Chantiers et bâtisseurs

Chantiers et bâtisseurs

Maître d'ouvrage et maître d'œuvre

Le lien entre la personne qui commande la construction d'un ouvrage et en garantit le financement - le maître d'ouvrage - et celle à qui il donne la charge de concevoir, d'expliquer et de contrôler la réalisation de cet ouvrage - le maître d'œuvre - est à l'origine fondé sur la confiance. Puis les contrats entre maître d'ouvrage et maître d'œuvre se répandent dans le courant du XIIIe siècle.
Le rôle du commanditaire est déterminant. La mort de Suger en 1151 stoppe la reconstruction de l'abbatiale de Saint-Denis et il faut attendre quatre-vingts ans pour voir de nouveau le chantier s'activer. Le rapport entre les deux protagonistes évolue au cours de la période du gothique.
À partir du XIIe siècle, les édifices religieux devenant de plus en plus importants demandent de grandes compétences. Des gens de métier, laïcs, de plus en plus rarement des religieux sortis du rang, remarqués pour leur expérience, leur culture et leur capacité à organiser des chantiers, sont chargés de concevoir ces édifices et d'en diriger la construction. À une époque où les différents corps d'état sont encore peu nombreux et moins spécialisés, un homme expérimenté pouvait, plus facilement que maintenant, concevoir un édifice complexe et en coordonner le chantier. Villard est peut-être un de ces bâtisseurs. Des compétences qui s'apparentent à celles des architectes contemporains sont de plus en plus courantes. Mais les prouesses des maîtres d'œuvre et leur renommée soudaine attisent les jalousies, en particulier celle du maître d'ouvrage. Quelles traces ont laissé les maîtres d'œuvre de l'abbé Suger ? Les "architectes" de la période du gothique primitif ne sont pas passés à la postérité même si leur talent est reconnu.

Le maître d'œuvre se fait un nom

Au moment de l'apogée du gothique, les maîtres d'œuvre accèdent à un statut social important. Leur enrichissement personnel, leur renommée, leur titre "universitaire" - l'épitaphe de Pierre de Montreuil indique qu'il fut "en son vivant docteur ès pierre" - en exaspèrent plus d'un. Le prédicateur Nicolas de Biard les critique dans un sermon prononcé en 1261 : "Dans ces grands édifices, il a accoutumé d'avoir un maître principal qui les ordonne seulement par la parole et n'y met que rarement la main, et cependant reçoit des salaires plus considérables que les autres." Le maître d'œuvre s'éloigne de toute activité manuelle. Il conçoit les plans et fixe les devis.
Les grands maîtres d'œuvre du gothique sont Jean de Chelles, Pierre de Montreuil, l'un des bâtisseurs de Notre-Dame de Paris, Robert de Coucy, Peter Palet, Hugues Libergié, Alexandre et Colin de Berneval. Ce sont des artistes, des savants et des spécialistes des questions techniques. Ils sont capables de défier les forces et les poussées, de les contrôler pour élever toujours plus haut des édifices à la gloire de Dieu. Ils offrent le spectacle de constructions extraordinaires éblouissant leurs contemporains.

Des inscriptions dans la pierre

À l'intérieur même de la cathédrale, le labyrinthe est parfois le moyen de connaître le nom des maîtres d'œuvre. Une gravure qui représente le labyrinthe de la cathédrale de Reims aujourd'hui disparu en figure quatre : Jean d'Orbais, qui édifie le chœur en 1211, est représenté en haut à droite ; Jean le Loup, qui l'achève et entreprend la façade, est représenté en haut à gauche, tenant une équerre ; Gaucher de Reims et Bernard de Soissons, qui édifie la grande rose de la façade ouest, sont représentés en bas. Non loin de là, dans l'église Saint-Nicaise, à présent détruite, un autre grand bâtisseur reposait dans l'édifice qu'il avait construit. Sur sa sépulture, on avait gravé : "Ci-gît Hue Libergié qui commença cette église en l'an 1229 et trespassa l'an 1267." Dans le soubassement du transept sud de Notre-Dame de Paris est gravé de manière notable le nom de Jean de Chelles : "Maître Jean de Chelles a commencé ce travail le 2 des ides du mois de février 1258."

Le maître d'ouvrage est de plus en plus suspicieux vis-à-vis du maître d'œuvre. La question de la paternité artistique commence à se poser. Des désaccords apparaissent.

Un art de "professionnels"

Le bilan des bâtisseurs du gothique est impressionnant, des dizaines de cathédrales, des centaines d'églises s'érigent alors. La construction d'une cathédrale rappelle la grande ferveur des bâtisseurs, leur enthousiasme et l'affirmation du pouvoir de l'Église au cœur de la ville. Des chantiers s'ouvrent en tous lieux et peuvent durer de nombreuses années. Ces chantiers voient la naissance d'une collaboration entre l'évêque, les chanoines et le maître d'œuvre. La construction est réservée à des techniciens compétents. Une hiérarchie stricte existe entre les métiers. Des sculpteurs, des tailleurs de pierre, des dessinateurs, des charpentiers, des menuisiers, des couvreurs, des maçons, des forgerons des verriers, des carriers... se retrouvent sur les chantiers. Le proviseur, choisi par le chapitre des chanoines pour diriger les travaux, acheter les matériaux et tenir les comptes, engage sur le chantier des ouvriers hautement qualifiés.

L'économie des matériaux

Les constructeurs gothiques étaient confrontés quotidiennement aux difficultés d'approvisionnement et de transport des matériaux nécessaires au chantier, que ce fût le bois, la pierre, la chaux, le fer ou le parchemin. Économiser les matériaux utilisés était par conséquent au centre des préoccupations des constructeurs et conditionnait, directement ou indirectement, leurs choix techniques.

Le bois

Au XIIIe siècle, la surexploitation des forêts, leur amenuisement rapide au profit de zones agricoles et la modification de leur composition, conséquences de la poussée démographique des XI-XIIe siècles, engendrent une pénurie du bois de construction. Les fréquents incendies qui, dans les villes comme dans les campagnes, affectent les bâtiments, ainsi que les réquisitions pour des besoins militaires, engins, fortifications, charrois, etc. augmentent encore la demande en bois d'œuvre. Les arbres d'un grand âge, qui pouvaient fournir des pièces de grosse section, étant devenus rares, les constructeurs sont conduits, dans toute la zone où naît le style gothique, à modifier le système de charpente utilisé jusqu'alors. Les fermes massives des combles de charpentes classiques, espacées de trois à cinq mètres, sont remplacées par des chevrons fermes. Les éléments de ces fermes légères, rapprochées de 60 à 90 centimètres, ont en outre l'avantage d'être plus aisément hissés depuis le sol et assemblés.
Face à la pénurie, les maisons de bois sont remplacées peu à peu dans les villes par des maisons en pierre, et on s'efforce tant pour les ouvrages permanents (charpentes, planchers...) que pour les ouvrages provisoires (échafaudages, cintres...) de construire aussi léger que possible. Villard donne dans son Carnet plusieurs procédés qui répondent à ce souci d'économie du bois d'œuvre.
Au sortir du XIIIe siècle, les forêts sur le territoire de la France actuelle ne couvrent plus que treize millions d'hectares, soit un million de moins que de nos jours.

La pierre

Le XIIIe siècle est une période où l'on rationalise l'utilisation des matériaux, et notamment de la pierre. Les carrières de pierre, tout particulièrement en Île-de-France et en Normandie, ne manquent pas. Mais on peut craindre une insuffisance de main-d'œuvre pour extraire et tailler les quantités considérables exigées par l'immense effort de construction d'églises.
Alors que les précédentes techniques romanes de construction ne visaient pas particulièrement à économiser la pierre, plusieurs techniques dans le système de construction gothique réduisent le volume de pierre nécessaire. C'est le cas de l'amincissement des voûtes et de l'agrandissement des baies extérieures grâce aux parois vitrées, qui se substituent à des masses de maçonnerie percées de rares ouvertures.
Par ailleurs, pour éviter de transporter des poids inutiles, se développe la taille à la carrière. Les carrières étant souvent éloignées des chantiers, on y envoie les tailleurs de pierre de l'œuvre, ou bien l'on passe commande aux tailleurs de pierre qui travaillent à proximité du lieu d'extraction s'ils sont suffisamment qualifiés. Ceci suppose l'emploi de modèles et de gabarits, reproductions grandeur nature, généralement en bois, des faces à tailler dans les blocs et des sections des éléments linéaires (nervures, colonnes, bandeaux, etc.). Pour éviter de multiplier les modèles, coûteux à établir, on s'efforce de standardiser les pierres chaque fois que possible.
On voit de ces gabarits et de ces modèles sur des miniatures et des vitraux de l'époque (vitrail de l'histoire de saint Chéron, cathédrale de Chartres).
Toute une organisation se met en place afin de réduire le coût global de la filière pierre de taille.

Le fer

Malgré le développement de la métallurgie depuis le XIe siècle sous l'impulsion des besoins militaires, le fer reste un métal rare dont on doit prendre grand soin. Tout un chapitre de la règle de saint Benoît est consacré à l'entretien des instruments en fer. Au XIIIe siècle, le fer est utilisé essentiellement dans les outils, fort peu dans les constructions où on évitait autant que possible les chaînages métalliques ainsi que les pièces de raccordement ou de renforcement en fer dans les charpentes. Le carnet de Villard montre uniquement des engins et des ouvrages en bois. Même les scies, hormis leurs lames, ne comportent aucune pièce métallique.


Le parchemin

C'est sur parchemin que sont dessinés les modèles en réduction, qu'il faut reproduire à l'échelle sur les aires à tracer ou sur les murs. Aussi les exécutants ont toujours ce modèle à disposition.
Le parchemin au XIIIe siècle est coûteux et précieux et on doit l'économiser. Il est fait d'une peau d'animal - mouton, chèvre, veau - tannée et poncée, dont les dimensions sont forcément limitées; on utilise donc les deux faces et on récupère des feuilles déjà utilisées dont on gratte les inscriptions devenues inutiles. On s'efforce aussi de réduire la taille des dessins et d'en mettre plusieurs sur la même feuille si cela ne présente pas d'inconvénients. Lorsque le parchemin est trop usé, on le traite pour en tirer de la colle.

Les tracés

Les tracés sont faits sur des aires en mortier de chaux ou en plâtre, coulées sur une surface plane, ou sont dessinés ou gravés sur des murs. Mais les surfaces dont on peut disposer pour cela, dans un édifice en construction, sont limitées et il faut éviter les tracés inutiles, en ne dessinant qu'une moitié d'arc ou de fenestrage si l'autre partie est symétrique, en standardisant les éléments, en ne faisant les tracés qu'au fur et à mesure des besoins, enfin en les superposant.
"Lorsqu'il s'agissait d'élever une cathédrale (...) il eût fallu pour tracer, à grandeur d'exécution, toutes les épures nécessaires, écrit Viollet-le-Duc, un emplacement plus vaste que n'était la surface occupée par le monument lui-même. Force était alors de chercher des moyens de tracé occupant peu de place et présentant cependant une exactitude rigoureuse."
Dans de telles conditions, il n'est pas surprenant que peu de dessins de l'époque aient subsisté. Ce sont en général ceux qui étaient destinés aux commanditaires et ont été conservés dans leurs archives.
Mais on peut encore trouver sur les murs de certains édifices - comme ce fut le cas pour Roland Bechmann à Saint-Quentin - des tracés gravés, parfois superposés et enchevêtrés, qui ont servi à la construction et sont restés sur place. Ils révèlent parfois les méthodes de travail ou les intentions des constructeurs.
Le carnet de Villard témoigne combien les gothiques étaient soucieux d'économiser le parchemin.
Avec l'élévation rétrécie d'une travée de la cathédrale de Reims, c'est l'adaptation du dessin à la surface disponible du parchemin qui est illustrée. La série des figures de l'art de géométrie des pages 36 à 38 et celle des dessins de la maçonnerie des pages 39, 40 et 41 du Carnet montrent comment Villard a cherché à mettre le maximum de dessins sur quelques pages, en indiquant les seuls détails qui lui paraissaient indispensables.
Une autre méthode économisant la surface du parchemin consiste, dans le cas d'un élément symétrique, à n'en dessiner que la moitié, et dans le cas de deux éléments identiques, à n'en dessiner qu'un. La tour de Laon en fournit un exemple: les deux tours de la cathédrale étant symétriques, Villard n'a pas jugé utile de les dessiner toutes deux.


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