Le mariage au début du Moyen Age
    
    
      Par Georges Duby
    
    
      Article de Historia N°503, novembre 1988
    
    
     
Le Moyen Age a-t-il encore des secrets pour George Duby ? On pourrait en douter en parcourant la liste des ouvrages de cet académicien, professeur au Collège de France et directeur du Centre d'études des sociétés méditerranéennes.
     Depuis l'Histoire de la Civilisation française (1958) jusqu'à Mâle Moyen Age édité en 1988 par Flammarion, G. Duby n'a cessé d'approfondir notre passé quotidien. II nous rappelle aujourd'hui que la place faite au mariage dans l'organisation de la société féodale est loin de l'image de l'amour courtois chanté par les poètes.
     
     Comme tous les organismes vivants, les sociétés humaines sont le lieu d'une pulsion fondamentale qui les incite 
à perpétuer leur existence, à se reproduire dans le cadre de structures stables. La permanence de ces 
structures est, dans les sociétés humaines, instituée conjointement par la nature et parla culture. Aux 
prescriptions du code génétique individuel s'ajoutent donc celles d'un code de comportement collectif, d'un 
ensemble de règles qui se voudraient elles aussi infrangibles et qui entendent définir d'abord le statut 
respectif du masculin et du féminin, répartir entre les deux sexes le pouvoir et les fonctions, contrôler 
ensuite ces événements fortuits que sont les naissances, substituer à la filiation maternelle, la seule 
évidente, la filiation paternelle, désigner enfin parmi tous les accouplements possibles les légitimes, 
entendons ceux qui sont seuls tenus pour susceptibles d'assurer convenablement la reproduction du groupe - bref 
de règles dont l'objet est, bien sûr, d'instituer un couple, d'officialiser la confluence de deux "sangs", mais 
plus nécessairement d'organiser, par-delà celle des deux personnes, la conjonction de deux cellules sociales, 
de deux « maisons », afin que soit engendrée une cellule de forme semblable. Ce système culturel, c'est le 
système de parenté. Ce code est le code matrimonial. Au centre de ces mécanismes de régulation, dont la 
fonction est primordiale, prend place en effet le mariage.
     Régulation, officialisation, contrôle, codification : l'institution matrimoniale se trouve, par sa position 
même et par le rôle qu'elle assume, enfermée dans une stricte armature de rites et d'interdits - de rites, 
puisqu'il s'agit de rendre public, et par là de socialiser, de légaliser un acte privé - d'interdits, puisqu'il 
s'agit de tracer la frontière entre la norme et la marginalité, le licite et l'illicite, le pur et l'impur. 
Pour une part, ces interdits, ces rites relèvent du profane. Pour une autre part, ils relèvent du religieux, 
puisque par la copulatio la porte s'entrouvre sur le domaine ténébreux, mystérieux, terrifiant de la sexualité 
et de la procréation, c'est-àdire sur le champ du sacré. Le mariage se situe par conséquent au carrefour de 
deux ordres, naturel et surnaturel. Dans bien des sociétés, et notamment dans la société du haut Moyen Age, il 
est régi par deux pouvoirs distincts, à demi conjugués, à demi concurrents, par deux systèmes régulateurs qui 
n'agissent pas toujours en concordance, mais qui l'un et l'autre prétendent emprisonner étroitement le mariage 
dans le droit et le cérémonial.
     L'institution matrimoniale se prête beaucoup mieux que nombre de faits sociaux à l'observation des historiens 
de la chrétienté médiévale. Ils peuvent la saisir, et très tôt, par l'intermédiaire de textes explicites. Mais 
cet avantage a son revers. Le médiéviste, dont la position déjà est beaucoup moins assurée que celle des 
ethnologues analysant des sociétés exotiques, et même que celle des historiens de l'Antiquité, puisque la 
culture qu'il étudie est en grande partie la sienne, qu'il reste malgré lui prisonnier d'un rituel et d'un 
système de valeurs qui ne sont pas foncièrement différents de ceux qu'il examine et qu'il souhaiterait 
démythifier, n'atteint aisément du mariage que son écorce, ses apparences extérieures, publiques, formelles. De 
ce qui remplit cette coquille, dans le privé, dans le vécu, tout ou presque tout lui échappe.
     
     
	
		
			
			Epouse en pleurs
		
		
	
    
     
     Entre la théorie et la pratique une marge existe dont l'historien, comme le sociologue mais beaucoup plus 
malaisément que lui, doit s'appliquer à repérer l'extension. L'écran que dressent les formules peut abuser 
d'ailleurs de manière plus insidieuse. je prends l'exemple de ces titres de donation ou de vente où, dans le 
cours du XII, siècle, en certaines provinces, mention est faite de plus en plus fréquemment de l'épouse aux 
côtés de son mari. doit-on voir là le signe d'une effective promotion de la femme, d'un desserrement de 
l'emprise exercée par les mâles au sein du ménage, bref de la progressive victoire du principe de l'égalité des 
conjoints que l'Église, à ce moment même, travaille à faire accepter ? 
     Ne faut-il pas plutôt considérer que, s'agissant de droits sur des biens, sur un héritage, l'épouse est requise 
d'intervenir moins en raison de ce qu'elle détient que de ce qu'elle garantit et transmet, et que le lent 
retrait du monopole marital accroît davantage sur la fortune du couple les prérogatives des mâles de son 
lignage et de sa progéniture que les siennes propres ? 
     Si l'historien adoptait sans précautions le point de vue des ecclésiastiques, lesquels ont rédigé à peu près 
tous les témoignages dont nous pouvons disposer, il en viendrait, à prendre pour argent comptant ce que ces 
hommes, qui pour la plupart étaient célibataires ou affectaient de l'être, exprimèrent des réalités 
conjugales.
     L'histoire du mariage n'est pas la même aux divers degrés de la hiérarchie des conditions sociales, au niveau 
des maîtres d'une part, au niveau des exploités de l'autre. Pouvoir sacré dont l'autorité anime et soutient 
l'infatigable action des prêtres pour insérer le mariage dans la totalité d'une entreprise des moeurs, et pour, 
dans cet ensemble, le situer à sa juste place.
     Au cours de cette compétition séculaire, le religieux tend à l'emporter sur le civil. L'époque est celle d'une 
progressive christianisation de l'institution matrimoniale. Insensiblement les résistances à cette 
acculturation fléchissent, ou plutôt sont contraintes de se retrancher sur des positions nouvelles, de s'y 
fortement établir pour s'y préparer à d'ultérieures contre-offensives.
     Disposons donc en premier lieu, face à face, les deux systèmes d'encadrement, qui par leurs desseins sont 
presque entièrement étrangers l'un à l'autre : modèle laïque, chargé, dans cette société ruralisée, de 
préserver, au fil des générations, la permanence d'un mode de production ; modèle ecclésiastique dont le but, 
intemporel, est de réfréner les pulsions de la chair, de refouler le mal, en endiguant dans de strictes 
retenues les débordements de la sexualité.
     
     Maintenir d'âge en âge l'« état » d'une maison cet impératif commande toute la structure du premier de ces 
modèles. En proportion variable selon les régions, selon les ethnies, les traditions romaines et les traditions 
barbares se combinent dans les matériaux dont il est construit ; de toute manière cependant, il prend assise 
sur la notion d'héritage. Son rôle est d'assurer sans dommage la transmission d'un capital de biens, de gloire, 
d'honneur, et de garantir à la descendance une condition, un « rang » au moins égal à celui dont bénéficiaient 
les ancêtres. Tous les responsables du destin familial, c'est-à-dire tous les mâles qui détiennent quelque 
droit sur le patrimoine, et à leur tête l'ancien qu'ils conseillent et qui parle en leur nom, considèrent par 
conséquent comme leur premier droit et leur premier devoir de marier les jeunes et de les bien marier. 
C'est-àdire, d'une part, de céder les filles, de négocier au mieux leur pouvoir de procréation et les avantages 
qu'elles sont censées léguer à leur progéniture, d'autre part d'aider les garçons à prendre femme. A la prendre 
ailleurs, dans une autre maison, à l'introduire dans cette maison-ci où elle cessera de relever de son père, de 
ses frères, de ses oncles pour être soumise à son mari, mais toutefois condamnée à demeurer toujours une 
étrangère, un peu suspecte de trahison furtive dans ce lit où elle a pénétré, où elle va remplir sa fonction 
primordiale : donner des enfants au groupe d'hommes qui l'accueille, qui la domine et qui la surveille. La 
position qu'ils occuperont dans le monde, les chances qu'ils auront à leur tour d'être bien mariés dépendent 
des clauses de l'alliance conclue lors du mariage de leurs parents.
     
     C'est dire l'importance de cet accord, c'est comprendre qu'il soit l'aboutissement de longues et sinueuses 
tractations en quoi tous les membres de chacune des maisonnées sont impliqués.
     Stratégie à long terme, prévoyante, et ceci explique que souvent l'arrangement entre les deux parentés, les 
promesses échangées précèdent de fort loin la consommation du mariage. Stratégie qui requiert la plus grande 
circonspection puisqu'elle vise à conjurer, par le recours à des compensations ultérieures, le risque 
d'appauvrissement que, dans une société agraire, courent les lignages dès qu'ils deviennent prolifiques. II 
semble bien que trois attitudes orientent principalement les négociations qui se développent alors en préambule 
à tout mariage : une propension, consciente ou non, à l'endogamie, à trouver des épouses dans le cousinage, 
parmi la descendance d'un même ancêtre, parmi les héritiers d'un même patrimoine, dont l'union matrimoniale 
tend ainsi à rassembler les fragments épars plutôt que de les dissocier davantage ; la prudence, qui engage à 
ne pas multiplier outre mesure les rejetons, donc à limiter le nombre de nouveaux ménages, à maintenir par 
conséquent dans le célibat une part notable de la progéniture ; la méfiance enfin, la cautèle dans les détours 
du marchandage, la précaution de se garantir, le souci de part et d'autre d'équilibrer les cessions consenties 
et les avantages attendus. En clôture de ces palabres, des gestes et des paroles publiques, un cérémonial 
lui-même dédoublé. D'abord les épousailles, c'est-à-dire un rituel de la foi et de la caution, des promesses de 
bouche, une mimique de la dévestiture et de la prise de possession, la remise de gages, l'anneau, les arrhes, 
des pièces de monnaie, le contrat enfin que, dans les provinces au moins où la pratique de l'écriture ne s'est 
pas tout à fait perdue, l'usage impose de rédiger. Ensuite les noces, c'est-à-dire un rituel de l'installation 
du couple dans son ménage : le pain et le vin partagés entre l'époux et l'épouse, et le banquet nombreux qui 
nécessairement environne le premier repas conjugal ; le cortège conduisant la mariée jusqu'à sa nouvelle 
demeure ; là, le soir tombé, dans la chambre obscure, dans le lit, la défloration, puis au matin, le cadeau par 
quoi s'expriment la gratitude et l'espoir de celui dont le rêve est d'avoir, en fécondant dès cette première 
nuit sa compagne, inauguré déjà ses fonctions de paternité légitime.
     Cette société n'est pas strictement monogame. Sans doute n'autorise-t-elle qu'une seule épouse à la fois. Mais 
elle ne dénie pas au mari, ou plutôt à son groupe familial, le pouvoir de rompre à son gré l'union, de renvoyer 
la femme pour en chercher une autre, et de relancer à cette fin la chasse aux beaux partis. Tous les 
engagements des épousailles, le sponsalicium, le dotalicium, ont, entre autres rôles, celui de protéger dans 
leurs intérêts matériels l'épouse répudiée et son lignage.
     Le champ de la sexualité masculine, de la sexualité licite, n'est nullement renfermé dans le cadre conjugal. La 
morale reçue, celle que chacun affecte de respecter, oblige certes le mari à se satisfaire de son épouse, mais 
elle ne l'astreint nullement à ne point user d'autres femmes avant son mariage, durant ce qu'on appelle au XII- 
siècle la « jeunesse » , ni après, dans son veuvage. De nombreux indices attestent le vaste et très ostensible 
déploiement du concubinage, des amours ancillaires et de la prostitution, ainsi que l'exaltation, dans le 
système de valeurs, des prouesses de la virilité.
     En revanche, chez la fille, ce qui est exalté et ce que cherche précautionneusement à garantir toute une 
imbrication d'interdits, c'est la virginité, et chez l'épouse, c'est la constance. Car le dérèglement naturel à 
ces êtres pervers que sont les femmes risquerait, si l'on n'y veillait, d'introduire au sein de la parenté, 
parmi les héritiers de la fortune ancestrale, des intrus, nés d'un autre sang, clandestinement semés, de ces 
mêmes bâtards que les célibataires du lignage répandent par une allègre générosité hors de la maison ou dans 
les rangs de ses serviteurs.
     Cette morale est domestique. Elle est privée. Les sanctions qui la font respecter le sont aussi la vengeance 
d'un rapt appartient aux parents mâles de la fille, la vengeance d'un adultère au mari et à ses consanguins. 
Mais comme il est loisible d'appeler à la rescousse les assemblées de paix et la puissance du prince, place est 
naturellement faite au rapt et à l'adultère dans les législations civiles.
     Du modèle proposé par l'Église nous sommes mieux informés par quantité de documents et d'études.
     Toutefois, puisque les humains, hélas, ne se reproduisent pas comme les abeilles et qu'ils doivent pour cela 
copuler, et puisque parmi les pièges que tend le démon, il n'en est pas de pire que l'usage immodéré des 
organes sexuels, l'Église admet le mariage comme un moindre mal. Elle l'adopte, elle l'institue - et d'autant 
plus aisément qu'il fut admis, adopté, institué par jésus - mais à condition qu'il serve à discipliner la 
sexualité, à lutter efficacement contre la fornication.
     
	
		
			
			Femme à sa toilette
		
		
	
    
     
    
      Pas de plaisir charnel
    
    A cette fin, l'Église propose d'abord une morale de la bonne conjugalité. Son projet tâcher d'évacuer de l'union 
matrimoniale ces deux corruptions majeures, la salissure inhérente au plaisir charnel, les démences de l'âme 
passionnée, de cet amour sauvage à la Tristan que les Pénitentiels cherchent à étouffer lorsqu'ils pourchassent 
les philtres et autres breuvages enjôleurs. Quand ils s'unissent, les conjoints ne sauraient donc avoir d'autre 
idée en tête que la procréation. Se laissent-ils aller à prendre à leur union quelque plaisir, ils sont aussitôt 
« souillés », « ils transgressent, dit Grégoire le Grand, la loi du mariage (1) ». Et même s'ils sont restés de marbre, il leur faut se purifier s'ils veulent après coup 
s'approcher des sacrements. Qu'ils s'abstiennent de tout commerce charnel pendant les temps sacrés, sinon Dieu 
se vengera ; Grégoire de Tours met en garde ses auditeurs : les monstres, les estropiés, tous les enfants 
malingres sont, on le sait bien, conçus dans la nuit du dimanche (2).
     Quant à la pratique sociale du mariage, l'Église s'emploie à rectifier les coutumes laïques sur plusieurs 
points. Ce faisant, elle déplace sensiblement les bornes entre le licite et l'illicite, étendant d'un côté la 
part de liberté et la restreignant de l'autre. Les ecclésiastiques travaillent ainsi à assouplir les procédures 
conclusives de l'union matrimoniale lorsque leur horreur du charnel les incite à transporter l'accent sur 
l'engagement des âmes, sur le consensus, sur cet échange spirituel au nom de quoi, à la suite de saint Paul, le 
mariage peut devenir la métaphore de l'alliance entre le Christ et son Eglise ; ceci les pousse en effet dans 
une voie qui mène à libérer la personne des contraintes familiales, à faire des accordailles une affaire de 
choix individuel ; qui mène aussi, puisque l'on proclame que la condition des individus ne doit en rien gêner 
l'union des coeurs, à légitimer le mariage des non-libres, et à l'émanciper de tout contrôle seigneurial. 
Inversement l'Église vient resserrer les entraves quand, luttant pour une conception absolue de la monogamie, 
elle condamne la répudiation, le remariage, elle exalte l'ordo des veuves ; lorsqu'elle s'efforce de faire 
admettre une notion démesurément élargie de l'inceste, lorsqu'elle multiplie les empêchements en raison de la 
consanguinité et de toute forme de parenté artificielle.
     Dernier point : les prêtres s'immiscent peu à peu dans le cérémonial du mariage pour en sacraliser les rites, 
et spécialement ceux des noces, accumulant autour du lit nuptial les formules et les gestes destinés à refouler 
le satanique et à contenir les conjoints dans la chasteté.
     A partir du XIe et XII, siècles il est intéressant de considérer les modifications qui, dans la société 
aristocratique, affectent insensiblement durant cette période la stratégie matrimoniale. Les structures de 
parenté paraissent bien en effet se transformer alors dans ce milieu, par la lente vulgarisation d'un modèle 
royal, c'est-à-dire lignager, privilégiant dans la succession la masculinité et la primogéniture. Ce mouvement, 
qui n'est d'ailleurs qu'un aspect de ce glissement général par quoi se dissocie et peu à peu se pulvérise le 
pouvoir régalien de commander, par quoi se distribuent, se répandent en d'innombrables mains jusqu'au dernier 
degré de la noblesse, les vertus, les devoirs et les attributs royaux, détermine à l'égard du mariage, à 
l'intérieur des cellules familiales, plusieurs changements d'attitude qui ne sont pas sans conséquences. Parce 
que le patrimoine prend de plus en plus nettement l'allure d'une seigneurie, parce que, à l'instar des vieux 
honores ou des fiefs, il supporte de moins en moins d'être divisé et de passer sous un pouvoir féminin, la 
tendance est d'abord d'exclure les filles mariées du partage successoral en les dotant. Ce qui incline le 
lignage à marier s'il le peut toutes ses filles. Ce qui par ailleurs accroît l'importance de la dot, constituée 
de préférence en biens meubles, et aussitôt qu'il est possible en monnaie, par rapport à ce qu'offre le mari et 
qui pousse le sponsalicium, l'antefacturn, le morgengabe, à céder la place au douaire. Une telle évolution est 
générale. La crainte de morceler l'héritage, une réticence prolongée à l'égard de l'affirmation du droit 
d'aînesse, renforcent inversement les obstacles au mariage des garçons et font du XII, siècle, en France du 
Nord, le temps des « jeunes > , des chevaliers célibataires, expulsés de la maison paternelle, courant les 
ribaudes, rêvant aux étapes de leur aventure errante de trouver des pucelles qui, comme ils disent, les « 
tastonnent (3) », mais en quête d'abord, anxieusement, et presque toujours 
vainement, d'un établissement qui les transforme enfin en seniores, en quête d'une bonne héritière, d'une 
maison qui les accueille et où, comme l'on dit encore aujourd'hui dans certaines campagnes françaises, ils 
puissent « faire gendre » .
     Marier toutes les filles, maintenir dans le célibat tous les garçons sauf l'aîné, il s'ensuit que l'offre des 
femmes tend à dépasser largement la demande sur ce que l'on serait tenté d'appeler le marché matrimonial et 
que, par conséquent, les chances des lignages s'accroissent de trouver pour celui des garçons qu'ils marient un 
meilleur parti. Ainsi se renforce encore cette structure des sociétés nobles, où généralement l'épouse sort 
d'une parenté plus riche et plus glorieuse que celle de son mari ce qui n'est pas sans retentir sur les 
comportements et les mentalités, sans raffermir par exemple cette fierté, dont témoignent tant d'écrits 
généalogiques, à l'égard de la particulière « noblesse » de l'ascendance maternelle. Ces circonstances 
expliquent enfin que, dans le cours du XlIe siècle, on voie dans les tractations matrimoniales le seigneur 
intervenir de plus en plus fréquemment auprès des parents, et parfois sa décision l'emporter sur la leur.
     
    
      L'Église régit le mariage
    
    Si, dans la tension qui la pousse à se réformer, à rompre certaines de ses collusions avec le pouvoir laïque, à 
s'ériger en magistrature dominante, l'Église intensifie après l'an mille, à propos de l'institution 
matrimoniale, son effort de réflexion et de réglementation, c'est que cette action se relie étroitement au 
combat qu'elle mène alors sur deux fronts : contre le nicolaïsme, la réticence des clercs à se déprendre des 
liens conjugaux, leur revendication d'user eux aussi du mariage comme d'un recours, comme d'un remède à la 
fornication et dans cette lutte l'autorité ecclésiastique trouve appui sur un fort courant d'exigences laïques, 
n'admettant pas que le prêtre, celui qui consacre l'hostie, soit en possession d'une femme, que ses mains, ses 
mains sacrifiantes, soient souillées par ce qui apparaît, et non seulement aux théoriciens de l'Église, comme la 
pollution majeure - contre, d'autre part, l'hyperascétisme.
     L'Église dans les dernières années du XIe Siècle et pendant tout le Xlle s'efforce donc de perfectionner 
l'insertion du mariage chrétien dans les ordonnances globales de la cité terrestre. En complétant, 
subséquemment, le cercle de règles et de rites, en achevant de faire du mariage une institution religieuse - et 
la place qui lui est réservée s'élargit sans cesse dans les collections canoniques, puis dans les statuts 
synodaux, tandis que, depuis la fin du XIe siècle, se discerne l'édification progressive, au nord et au midi, 
d'une liturgie matrimoniale. En conduisant enfin à son terme la construction d'une idéologie du mariage 
chrétien. Celle-ci repose en partie, sur la déculpabilisation de l'oeuvre de chair - et il conviendrait de 
suivre attentivement ce courant de pensée, à demi clandestin, à demi condamné, qui part d'Abélard et de Bernard 
Silvestre. Mais elle s'érige essentiellement en une remarquable entreprise de spiritualisation de l'union 
conjugale. Ses aspects, multiples, sont fort bien connus, depuis l'essor du culte marial qui aboutit à faire de 
la Vierge mère le symbole de l'Église, c'est-à-dire l'Épouse, en passant par le développement dans la 
littérature mystique du thème nuptial, jusqu'à cette recherche obstinée à travers les textes et leurs gloses, 
dont le terme est l'établissement du mariage parmi les sept sacrements.
     En cours de route, l'effort conjoint des canonistes et des commentateurs de la divina pagina a placé au centre 
de l'opération matrimoniale le consentement mutuel, où plutôt les deux engagements successifs entre lesquels, 
le premier, Anselme de Laon établit la distinction : consensus de futuro, consensus de présenti (4).
     Une distance, étroite mais sensible, se maintient entre le modèle prescrit par l'Église et la pratique. je 
prends pour exemple le cas des rites. On peut lire dans l'Historia comitum Ghisnensium composée dans les toutes 
premières années du XIIIe siècle par le prêtre Lambert d'Ardres, l'une des très rares descriptions précises 
d'un mariage, celui d'Arnoud, fils aîné du comte de Guînes, qui eut lieu en 1194. La conformité s'avère 
parfaite entre le schéma d'ensemble révélé par les sources normatives et le déroulement de cette cérémonie, 
scindée en deux étapes distinctes, la desponsatio, les nuptiae.
     Après de longues années de « jeunesse », de quête infructueuse et de mécomptes, Arnoud a découvert enfin 
l'héritière, unicarn et justissimom heredem d'une châtellenie jouxtant la petite principauté dont il est 
l'héritier : c'est la plus évidente qualité de cette fille. Avec les quatre frères qui dominent dans 
l'indivision le lignage de celle-ci, son père, le comte, a poursuivi les palabres, fait rompre de premières 
fiançailles qui promettaient à son fils une moins fructueuse alliance, obtenu l'assentiment des prélats, de 
l'évêque de Thérouanne, de l'archevêque de Reims, la levée par l'official de l'excommunication qui pesait sur 
son fils pour une affaire de veuve spoliée, fixé enfin la dos, c'est-àdire le montant du douaire. Première 
phase, décisive et qui suffit à conclure le legitimum matrimonium.
     Restent les noces. Elles ont lieu à Ardres dans la maison du nouveau couple. « Au début de la nuit, lorsque 
l'époux et l'épouse furent réunis dans le même lit, le comte, poursuit Lambert, nous appela, un autre prêtre, 
mies deux fils et moi > (en 1194 le prêtre Lambert est marié, deux de ses fils sont prêtres, ce qui 
manifeste sur ce point aussi l'écart entre le règlement et son application) ; il ordonna que les mariés fussent 
dûment aspergés d'eau bénite, le lit encensé, le couple béni et confié à Dieu - tout ceci dans la stricte 
observance des consignes ecclésiastiques. Toutefois, le dernier, le comte prend la parole ; à son tour il 
invoque le Dieu qui bénit Abraham et sa semence, il appelle sa bénédiction sur les conjoints < afin que 
ceux-ci vivent dans son amour divin, persévèrent dans la concorde et que leur semence se multiplie dans la 
longueur des jours et les siècles des siècles ». Cette formule est bien celle que les rituels du XIIe siècle 
proposent dans cette province de la chrétienté. L'important est que ce soit le père qui la prononce, que le 
père, et non le prêtre, soit ici le principal officiant.
     
     
	
		
			Mariage au 15ème siècle
		
		
    
    
     
    
      Amour conjugal
    
    De fait, et c'est un autre caractère, ce qui prévaut après 1160 dans l'idéologie profane telle que l'exprime la 
littérature de cour, c'est bien la valeur affirmée de l'amour conjugal. Elle est au coeur d'Erec et Enide, mais 
aussi de tous les romans de Chrétien de Troyes que nous avons conservés, c'est-à-dire qui plurent. Demeure et en 
ce point encore confluent la pensée laïque et celle des clercs - la veine antiféministe, mais maintenant 
transférée à l'intérieur du couple, animée par la peur de l'épouse, de la triple insécurité dont, volage, 
luxurieuse et sorcière, on la sent, on la sait, porteuse. L'accent n'en est pas moins mis sur le respect de 
l'union matrimoniale. Ainsi dans la littérature d'éloge, si le dévergondage des héros est volontiers avoué aussi 
longtemps qu'ils restent privés d'épouses, sont-ils mariés, et tant que leur femme vit auprès d'eux, il n'est 
plus question que de cette affection qui fait s'écrouler le comte Baudouin de Guînes lorsque meurt sa compagne, 
après quinze ans de mariage et au moins dix maternités. Cet homme dur et sanguin, qui ne vit qu'à cheval, garde 
le lit des jours et des jours ; il ne reconnaît plus personne, ses médecins désespèrent de le sauver (5) ; il tombe dans cette même folie qui saisit Yvain lorsque sa femme le 
repousse ; il reste ainsi languissant pendant des mois - avant de partir, rétabli, veuf et de nouveau fringant, 
à la poursuite des servantes.
     
     II semble bien que dans le dernier tiers du Xlle siècle, quelques signes manifestent que la restriction au 
mariage des fils commence à se relâcher dans les familles aristocratiques. D'autres garçons que l'aîné sont 
autorisés à se marier ; on les établit, on prépare pour eux des demeures où vont prendre racine les rameaux 
ainsi séparés du vieux tronc que la prudence lignagère avait pendant deux siècles au moins maintenu droit, 
planté tout seul au milieu de son patrimoine. Pour confirmer cette impression il importerait de pousser la 
recherche, de construire des généalogies précises, de requérir l'avis des archéologues. Encore faudrait-il 
s'interroger sur les raisons de ce desserrement, les chercher en partie dans la croissance économique, dans le 
développement d'une aisance qui, depuis les principautés dont les perfectionnements de la fiscalité accroissent 
alors les ressources, se répand dans toute la noblesse, les chercher aussi parmi toutes les souples inflexions 
qui viennent insensiblement modifier les attitudes mentales. Les voies de l'exploration sont grandes ouvertes - 
et sur ce champ d'une sociologie du mariage médiéval que des brumes épaisses recouvrent encore. Mais à mesure 
que cette pénombre se dissipe, s'éclaire à son tour ce que nous connaissons mieux, et pourtant fort 
imparfaitement, ce droit, cette morale, toute l'épaisseur de cette enveloppe normative.
     
     
    
      Geaorges Duby
    
    
    (1) Regula Pastoralis. III, 27, P. L. 77, 102. (Retour)
     (2) Liber 11 de virtutibus sancti Martini, M.G.H., S. R. M., I, 617. (Retour)
     (3) H. Oschinsky, Der Ritter unterwegs und die Pflege der Gastfreudschaft in alten Frankreich, 
in. dissert, Halle, 1900. (Retour)
     (4) J.-B. Molin et P. Mutembe, le Rituel de mariage en France au XII, siècle, Paris, 1974, p. 
50. (Retour)
     (5) Historia comitum Ghisnensium, cap. 86, M.G.H. , S.S., XXIV, 601. (Retour)
     
    
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