«L'art roman n'est pas ce que vous croyez ! »

tiré de "L'Histoire N°320, de Mai 2007"

Entretien avec Xavier Barral i Altet, professeur d'histoire de l'art du Moyen Age à l'université de Haute-Bretagne.


Des églises sobres et nues, voire austères. Un art des ténèbres nimbé de mystère... C'est ainsi que l'on décrit l'art des XIe et XIIe siècles. En se trompant beaucoup, explique ici Xavier Barral i Altet.

Certains monuments majeurs tels que nous les voyons aujourd'hui sont directement issus des restaurations du XIXe siècle. Ainsi, les parties hautes de la basilique Saint-Sernin, à Toulouse.
France, Haute-Garonne, Toulouse, Basilique Saint-Sernin
France, Haute-Garonne, Toulouse, Basilique Saint-Sernin


Les églises romanes étaient quant à elles peintes de couleurs vives. A droite le choeur de Saint-Austremoine, à Issoire, dans le Puy-de-Dôme, repeint en 1857-1859.
France, Puy-de-Dome, Issoire, Saint-Austremoine, Choeur peint
France, Puy-de-Dome, Issoire, Saint-Austremoine, Choeur peint


L'HISTOIRE : L'art roman, dites-vous dans votre dernier livre, est à la mode, mais pour de mauvaises raisons. L'image qu'on en a aujourd'hui serait largement erronée...
XAVIER BARRAL. I ALTET : L'histoire de l'art du Moyen Age est sans doute la seule discipline dans laquelle on conseille aux étudiants, dans nos bibliographies, des ouvrages vieux de presque un siècle ! Émile Mâle, Henri Focillon, Erwin Panofsky en restent des figures tutélaires (l). Bien sûr, il existe des ouvrages plus récents, qu'il s'agisse de collections comme « L'univers des formes », chez Gallimard, des monographies ou de grands catalogues d'exposition, mais, aujourd'hui encore, on s'appuie sur un ouvrage d'Émile Mâle, certes d'une belle écriture, comme "L'Art religieux du XIIe siècle en France", publié en 1922 !
Il résulte de cet immobilisme une image historiquement datée. On ne peut étudier l'art dit « roman », selon moi, sans analyser ces représentations héritées du XIXe et du début du XXe siècle, sans déconstruire nombre de mythes que notre imaginaire a élaborés au fil du temps.

L'H. : Lesquels ?
X. B. A. : Le terme d'« art roman » a été inventé au XIXe siècle, au moment où l'on pensait qu'il dérivait de l'art romain. On le trouve pour la première fois vers 1818, sous la plume de l'érudit Charles de Gerville. En plein romantisme, alors qu'émergeaient les nationalismes en Europe, chaque pays se cherchait des origines particulières, qu'il ne pouvait trouver qu'au Moyen Age, une période qui fascinait alors pour ses aspects mystérieux et légendaires. L'art roman, celui d'un temps obscur mais digne d'être réhabilité, désignant une architecture caractérisée par la voûte en berceau et l'arc en plein cintre, pratiquée entre 1000 et 1200, est ainsi devenu enjeu politique.

L'H. : C'est-à-dire ?
X. B. A. : Les idéologies nationalistes ont pesé lourd. Aux yeux d'Émile Mâle, l'art français des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, avec Toulouse pour épicentre, était antérieur à celui de l'autre versant des Pyrénées. Pour les Espagnols, c'était évidemment le contraire, et la primauté revenait à l'art hispanique...
Sur ce fond de débat idéologique, de fortes personnalités ont joué leur rôle. Architecte et président du gouvernement autonome de Catalogne, Josep Puig i Cadalfach, contre les historiens d'art castillans, a ainsi élaboré la théorie du « premier art roman », reprise par Henri Focillon, un art qui situait la Catalogne au sein d'un courant méditerranéen et européen, avec des monuments qui marquaient la transition entre le Xe et le XIe siècle, comme l'église de Saint-Michel-de-Cuxa en Conflent. Tout cela bien entendu le dos tourné à l'Espagne.
Ce genre d'attitude n'appartient pas forcément au passé : après la guerre de Yougoslavie, l'une des premières préoccupations de la Croatie devenue indépendante a été de se bâtir une histoire de l'art dont les fondements soient carolingiens et non byzantins, afin de ne rien devoir à la Serbie et de mieux se rattacher à l'Europe.
Les érudits du XIXe siècle ne se sont pas contentés de bâtir une théorie nationale des arts : on a aussi distingué des écoles bourguignonne, auvergnate, etc., et discuté à l'infini de l'antériorité d'un style par rapport à un autre. Avec toutes sortes de débats sur les influences et les échanges interrégionaux.

L'H. : Cela ne correspond-il pas à une certaine réalité ? Les églises d'Auvergne ne ressemblent pas à celles de Lombardie...
X. B. A. : Bien sûr, mais seulement dans la même mesure où un monument du XXe siècle peut avoir un air commun avec un autre du même siècle, dans un contexte culturel proche.
L'art roman est un art essentiellement local. Mais au sens où il se nourrit d'influences locales, c'est-à-dire romaines ! Les artistes romans étaient fascinés par les monuments antiques qui subsistaient en grand nombre dans chaque cité médiévale : amphithéâtres, arcs de triomphe, anciens temples, sarcophages... Toutes les villes de l'Occident roman restaient dans leur structure des villes antiques ; plus vous alliez vers le midi, et plus cela était vrai. Les artistes romans n'ont fait que réélaborer ces modèles qui étaient leur principale source d'inspiration. Le chapiteau roman, à l'origine, ne fait que copier les chapiteaux corinthiens du Bas-Empire. C'est seulement par la suite, en plein XIe siècle, qu'y ont été introduites des figures humaines, des histoires.

L'H. : Si nous sommes victimes de clichés nationalistes, quelle est notre vision spécifiquement « française » de l'art roman ?
X. B. A. : En France, la perception de l'originalité de l'art roman est compliquée par le primat de l'architecture gothique. Le mythe de la cathédrale, de Huysmans à Rodin, a eu une très grande importance dans la constitution de notre idée de l'art médiéval. La grande cathédrale gothique regarde, disait-on, vers le ciel, contrairement aux voûtes basses de l'art roman, qui regardent vers le sol.
On oublie simplement que toutes les grandes cathédrales gothiques, ou quasiment, remplacent une cathédrale romane. L'art roman, lui aussi, est surtout un art de cathédrales, pas seulement d'abbayes ! A Chartres, par exemple, avant le monument que nous connaissons, il existait une très grande cathédrale de l'An Mil construite sous l'évêque Fulbert. Même chose à Reims, Orléans, Beauvais, Clermont... Contrairement aux idées reçues, c'est dans ces cathédrales de la fin du Xe siècle et du début du XIe siècle, presque aussi hautes et vastes que celles qui les ont remplacées, qu'ont été mises au point les nouveautés qu'on croit généralement nées dans un contexte monastique : ainsi, les déambulatoires à chapelles rayonnantes, divers modèles de cryptes, etc.

Espagne, Catalogne, Ripoll, Eglise du monastère
L'église du monastère de Ripoll, en Catalogne, est donnée comme un modèle architectural du XIe siècle. Elle est en fait une recréation du XIXe siècle.


L'H. : Monastères ou cathédrales, l'art roman reste essentiellement un art religieux...
X. B. A. : Mais non ! C'est là un autre raccourci erroné, sur lequel nous vivons à tort. Aux XIe et XIIe siècles, exactement comme aujourd'hui, les gens ne vivaient pas dans des églises, mais dans des maisons ! L'église n'est qu'un bâtiment, certes important, dans une ville qui en compte des milliers. Quand on voit par exemple la synagogue ou édifice cultuel découvert à Rouen sous le palais de justice, on se rend compte de l'importance architecturale et décorative d'un monument, exécuté d'ailleurs par les mêmes équipes d'architectes et d'artisans que les églises. Seulement, la quasi-totalité des maisons des villes, palais, bâtiments militaires ou commerciaux ont disparu.
En France, il subsiste seulement quelques demeures seigneuriales urbaines, avec leurs façades à arcades généralement à deux niveaux, à Saint-Antonin, dans le Tarn-et-Garonne, à Dol-de-Bretagne ou à Cluny, par exemple. Heureusement, l'archéologie, au cours de ces dernières décennies, a rééquilibré les choses en nous livrant des informations sur le monde laïc et civil des XIe et XIIe siècles.

L'H. : Nous commettons, à vous lire, encore bien d'autres erreurs...
X. B. A. : Notre principale erreur est sans doute de prendre pour authentiques des monuments profondément altérés par les restaurations du XIXe siècle. Ainsi la basilique Saint-Sernin de Toulouse, dont le couronnement n'est pas d'origine, la galerie des rois de la façade gothique de Notre-Dame de Paris ou la cathédrale du Puy-en-Velay, qui est en partie l'oeuvre d'un architecte du XIXe siècle, Aidmond Mallay. En Catalogne, on peut citer l'église prestigieuse du monastère de Ripoll, presque entièrement refaite par l'architecte Elies Rogent. Ou encore, à Venise, la somptueuse façade « romane » du Fondaco dei Turchi, sur le Grand Canal. Nous voyons aujourd'hui le Moyen Age à travers les yeux des historiens et des restaurateurs des XIXe et XXe siècles.
Jusqu'à une date récente, on prenait pour argent comptant les monuments tels qu'ils étaient. La largeur de tel contrefort de l'église de Conques a ainsi donné lieu à toutes sortes de théories alambiquées, avant qu'on s'aperçoive que Mérimée en était le responsable, le bâtiment s'affaissant de ce côté-là !
Au demeurant, les architectes du XIXe, Viollet-le-Duc, Mallay ou Lassus, avaient une vision sans doute plus juste que nous de l'art roman. Depuis Le Corbusier et Malraux, nous croyons que les cathédrales ou les églises romanes étaient blanches : au XIXe siècle, en revanche, on les voyait pleines de couleurs, et encombrées de toutes sortes de décors, ce qui est beaucoup plus exact historiquement. Et on n'hésitait pas à les repeindre, comme l'église d'Issoire, dont la polychromie néoromane a été exécutée en 1857-1859 par le peintre Anatole Dauvergne.

L'H. : Les églises romanes étaient-elles donc si bigarrées ?
X. B. A. : Aux XIe et XIIe siècles, en effet, les façades des églises étaient polychromes, couvertes d'images, les tympans, les chapiteaux fortement bariolés. A l'intérieur, aux peintures murales s'ajoutaient tentures, tapisseries, tapis, mosaïques, sans oublier les objets en or, incrustés de pierreries. Depuis quelques années, de nombreuses restaurations retrouvent la polychromie des monuments tant romans que gothiques. Conques, par exemple, était totalement peinte, à l'extérieur (tympan) et à l'intérieur, de couleurs que nous considérerions comme criardes.

L'H. : Pourquoi ce contresens sur la question de la couleur ?
X. B. A. : Notre goût pour des églises romanes sobres et nues doit beaucoup, je crois, à la célèbre collection de livres d'art « Zodiaque », dont le premier volume, consacré à la Bourgogne, a été publié en 1955. Fondée par dom Angelico Surchamp, un moine de l'abbaye bourguignonne de La Pierre-qui-Vire passionné d'art roman et de photographie, cette collection, riche de plus de 150 volumes, a donné le goût de l'art roman à des générations de lecteurs. Moi-même, je suis l'auteur du volume sur la Belgique romane. « Zodiaque », dont chaque tome correspondait d'abord à une région française, puis européenne, n'a pas seulement influé sur notre perception d'une architecture romane morcelée en écoles régionales. Cette collection a aussi contribué à donner de l'art roman une vision presque exclusivement religieuse, en noir et blanc.
Ce goût pour un art roman synonyme de simplicité correspondait à la recherche du dépouillement dans la liturgie et dans les édifices qui caractérise la période qui suit le concile Vatican II (1962-1965). Or cette pseudo-pureté aurait scandalisé à l'époque romane : une église avec la pierre nue était alors une église non finie.

France, Tarn-et-Garonne, Saint Antonin, Palais urbain
L'art roman n'est pas uniquement religieux, mais aussi civil. Ce bâtiment typique de l'architecture romane, avec sa façade à arcades et ses arcs en plein cintre (en demi-cercle), était un palais urbain (Saint-Antonin, Tarn-et-Garonne).


L'H. : Pourtant, cette austérité monacale caractérise bien les abbayes cisterciennes...
X. B. A. : Attention : le monument cistercien n'est pas nu, comme on le croit trop souvent. Certes, la figure humaine ou les figures animales qui ornent d'ordinaire les chapiteaux historiés romans en sont à l'origine bannies. Mais la pierre n'était pas apparente, elle était couverte d'un enduit peint, avec un décor géométrique ou floral, ne serait-ce que pour protéger les joints réalisés au mortier.
Une abbaye comme Le Thoronet, dans le Var, était d'une couleur discrète ! Les vitraux des monuments cisterciens étaient géométriques, sans figures humaines, mais pas moins colorés que ceux des autres monuments.

L'H. : Qui étaient les artistes romans ? Restent-ils pour jamais anonymes ?
X. B. A. : Anonyme, l'artiste roman ? Mais les églises romanes sont pleines de signatures d'artistes, placées aux endroits les plus stratégiques de l'édifice, près de l'autel, ou sur le tympan. On peut citer, entre autres, Gislebertus à Autun, Bernard Gilduin et Gilabertus à Toulouse, ou Wiligelmo à Modène. Et encore, il nous manque la plupart des noms qui figuraient sur les peintures, seules les signatures gravées dans la pierre ou incrustées sur les mosaïques nous étant facilement parvenues.
Autant que de signatures d'artistes, il s'agissait là de l'équivalent médiéval d'enseignes publicitaires. Je suis convaincu que l'artiste roman avait le même statut social privilégié qu'un artiste gothique ou qu'un créateur contemporain. Gislebertus, qui signe au milieu du tympan de Saint-Lazare d'Autun, juste sous les pieds du Christ, c'est le Giotto ou le Michel-Ange de l'époque romane. La différence, c'est seulement l'absence de documents. Était-il sculpteur, architecte, maître d'oeuvre, entrepreneur ? Ce qui est sûr, c'est que Gislebertus réalise un travail de grande envergure, coûteux et prestigieux, qui lui assure la recon-naissance de la société.

L'H. : Mais alors, pourquoi ce mythe de l'artiste anonyme ?
X. B. A. : Cela va de pair avec l'idée du mystère qui serait consubstantiel de l'art roman. L'art roman serait un art des ténèbres, plein de choses incomprises, inexpliquées. Une conception qui date de l'époque romantique... Or ce qui était figuré dans les églises romanes était parfaitement clair pour les hommes de ce temps : c'est nous qui en avons perdu la clé, et trouvons ces symboles ésotériques.
Si vous représentez la forme d'une bouteille de Coca-Cola, un spectateur de 2007 comprendra immédiatement de quoi il s'agit, parce qu'elle appartient à notre vie quotidienne et à notre imaginaire collectif : mais dans deux cents ans, sans témoignages écrits, ce symbole paraîtra peut-être incompréhensible ! Il en va de même pour les peintures murales du XIIe siècle. Les gens lisaient sans effort la tapisserie de Bayeux, avec ses bâtiments représentés de façon conventionnelle ou le double niveau de l'histoire principale et des bordures.

Vierge noire de Meymac, en Corrèze
L'introuvable Vierge noire
On a fait des Vierges noires un type de sculpture typique du roman. Or aucune Vierge noire romane sur laquelle on a exécuté des restaurations et pratiqué des analyses n'a révélé avoir été peinte dans cette couleur avant la fin du XIVe siècle. Ici, la Vierge noire de Meymac, en Corrèze.


L'H. : Ces architectes ou sculpteurs, qui étaient selon vous de véritables stars, devaient être demandés partout...
X. B. A. : Probablement, mais nous n'avons conservé qu'une infime partie de l'oeuvre artistique de la période romane. Force est de constater que les signatures d'artistes romans sont propres à un seul édifice ou presque. Or un artiste n'a jamais pu vivre d'une seule réalisation pour toute une vie !
Cependant, d'un autre côté, la vision de routes encombrées d'artistes et de maçons appelés sur des chantiers dans toute la Chrétienté relève largement du mythe, en tout cas à l'époque romane. Le fameux « maître de Cabestany », dont on retrouverait les oeuvres du Roussillon à la Toscane, n'est rien d'autre qu'un montage intellectuel du XXe siècle.

L'H. : Plus étonnant : votre livre comporte un chapitre sur le rôle des femmes dans l'art à l'époque romane.
X. B. A. : En effet, depuis plusieurs années, je m'efforce de recueillir les témoignages artistiques ou documentaires qui me permettront un jour de démontrer que la femme avait au Moyen Age un rôle non négligeable dans la création artistique, non seulement en tant que commanditaire mais aussi en tant qu'artiste. C'est la misogynie de ce « mâle Moyen Age », si bien décrit par Georges Duby (2), qui a effacé les traces du rôle du « deuxième sexe » dans la création artistique médiévale.

L'H : L'art roman s'efface vers 1200. Sa disparition s'explique-t-elle par la « suprématie » de l'art gothique, avec ses progrès techniques permettant de construire des églises plus hautes, plus lumineuses ?
X. B. A. : C'est une autre étrangeté de cette période : dans les faits, les deux formes d'art ont cohabité pendant cinquante ans. Alors que le style gothique émerge dans les années 1140, des régions entières de l'Europe, dans le sud de la France mais aussi en Italie du Nord ou en Allemagne, vont rester fidèles à l'art roman. Comme si de nos jours, un président ou un grand ecclésiastique faisait construire un palais ou une église dans le style des années 1950 ! Quarante ans après la création des statues-colonnes de Chartres, on continue à Saint-Gilles du Gard de faire des sculptures de façade à la romaine. Alors qu'à Saint-Denis on pratique depuis longtemps la voûte d'ogive, on utilise encore la voûte en berceau dans de grands monuments. Et il ne s'agit pas, avec ce style roman tardif, d'un art de décadence, d'une queue de la comète, mais d'une floraison artistique exceptionnelle. Qu'on ne vienne pas me dire que c'est par ignorance ! Il est impossible que dans ces foyers artistiques on n'ait pas eu connaissance des innovations adoptées à Saint-Denis ou à Chartres.
Je n'ai pas d'explication autre qu'un choix délibéré, un certain refus de l'art gothique. Le sud de l'Europe reste marqué par le poids de la tradition méditerranéenne, le souvenir de Rome, quand le nord invente ses propres formules.

France, Aveyron, Conques, Abbatiale, Tympan
Très inspiré par les modèles de l'Antiquité tardive, l'art roman a cependant apporté une invention d'importance à l'art religieux le tympan de grand format. Ci-dessus : détail de celui de l'abbatiale de Conques, dans l'Aveyron.


L'H. : A la fin de votre livre, contre toute attente, vous vous montrez sévère pour l'art roman. Vous concluez qu'il n'est pas « le grand art du Moyen Age. »
X. B. A. : Oui. Il est difficile de porter au crédit de l'art roman des inventions artistiques géniales. La voûte en berceau existait déjà à l'époque romaine, de même que les mosaïques et les peintures. Le cloître, c'est l'atrium de la villa antique ou de la basilique paléochrétienne. Reste le tympan de grand format à mettre à son actif, « la plus ambitieuse des créations romanes » selon Henri Focillon, avec ses programmes iconographiques très élaborés.
En fait, je ne dis pas que l'art roman soit inférieur au gothique, je m'étonne seulement de la préférence que nos contemporains portent à l'art roman. Celui-ci construit son discours sur l'opposition beauté/laideur, en insistant beaucoup sur la laideur, alors que celui de l'art gothique repose sur la beauté. Voyez le Christ juge, terrifiant, énorme, d'Autun ou de Conques, qui juge sans nuance. Il accueille les élus et exclut les damnés, dont les corps, en proie aux tourments de l'enfer, se déforment de façon hideuse, se transforment en ceux d'animaux monstrueux. Les damnés, sur les tympans gothiques, ont au contraire de beaux corps nus, et le Christ du Jugement dernier du portail central d'Amiens ou de Paris se montre accueillant, souriant, serein.
L'art roman correspond à un système social qui fait fonctionner à l'unisson l'Église et le pouvoir civil dans le cadre de structures répressives, l'un s'appuyant sur l'autre dans la construction de la peur. Ces images terribles sont faites pour impressionner les fidèles, pour fustiger ceux qui suivent un autre chemin que celui dicté par l'Église et le pouvoir féodal. Les damnés du Jugement dernier sont exclus comme le sont, ici-bas, ceux qui sont mis au ban de la société. Sur les tympans, l'un des pires châtiments est réservé au faux-monnayeur, le criminel par excellence, car il gêne le système économique.
Ces images constituent le plus formidable instrument de justification du pouvoir des puissants qui ait été mis en place depuis l'Antiquité. L'Église et ce que nous pourrions appeler l'État jouent leur alliance à fond ; ils semblent ici craindre pour leur survie. Voilà qui rend ençore plus étrange notre goût pour un art qui traduisait dans la pierre un système social de domination apparemment si contraire à toutes nos valeurs.
(Propos recueillis par François Dufay.)


POUR EN SAVOIR PLUS

  • X. BARRAL-I-ALTET, Chronologie de l'art du Moyen Age, Flammarion, 2003
  • X. BARRAL-I-ALTET, Contre l'art roman ?, Fayard, 2006.
  • J. DALARUN (dir.), Le Moyen Age en lumières. Manuscrits enluminés des bibliothèques de France, Fayard, 2002.
  • X. DECTOT, L'Art roman en France, Hazan, 2005.
  • A. ERLANDE-BRANDENBURG, L'Art roman. Un défi européen, Gallimard, « Découvertes », 2005.
  • La France au temps des premiers capétiens, catalogue d'exposition, Hazan-Éditions du musée du Louvre, 2005.

    NOTE 1 : Enseignant à la Sorbonne, Émile Mâle (1862-1954) a été directeur de l'École française de Rome ; Henri Focillon (1881-1943) a enseigné à la Sorbonne et au Collège de France ; historien allemand, Erwin Panofsky (1892-1968) a enseigné aux États-Unis à partir des années 1930. Ils ont tous les trois publié de nombreux ouvrages sur l'histoire de l'art du Moyen Age.
    NOTE 2 : G. Duby, "Mâle Moyen Age. De l'amour et autres essais", Flammarion, 1988.

    A retenir :

    C'est au XIXe siècle qu'ont été restaurés la plupart des monuments que nous connaissons aujourd'hui. Faussant notre vision de l'art roman. Il faut en effet imaginer un art profondément inspiré par les modèles antiques. Un art des cathédrales comme des bâtiments civils. Un art aussi de la polychromie.

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